Les politiques racistes d’Harry J. Anslinger, le père de la « guerre contre la drogue » aux États-Unis

par Mathieu N'DIAYE

Harry J. Anslinger, premier commissaire du Bureau fédéral des stupéfiants des États-Unis, a instauré un système de criminalisation des drogues marqué par le racisme et l’intimidation. Nofi explore comment, sous couvert de lutte contre la drogue, Anslinger a imposé une idéologie répressive visant principalement les minorités, posant les bases de la « guerre contre la drogue » encore en vigueur aujourd’hui.

Harry J. Anslinger et la naissance de la politique antidrogue

Harry Jacob Anslinger, commissaire du Bureau fédéral des stupéfiants des États-Unis (Federal Bureau of Narcotics) de 1930 à 1962, est souvent considéré comme l’un des fondateurs de la « guerre contre la drogue ». Cependant, ses efforts pour lutter contre le cannabis et d’autres substances dépassaient largement les préoccupations de santé publique. Derrière son combat anti-drogue, se cachait une profonde animosité envers les minorités raciales et les immigrants. Dans un contexte d’Amérique en pleine mutation, Anslinger a façonné un système où les politiques de criminalisation des drogues étaient en réalité une arme d’exclusion raciale, impactant des générations de communautés afro-américaines et latino-américaines.

Né en 1892 à Altoona, en Pennsylvanie, dans une famille d’immigrés suisses, Harry Anslinger travaille pour la Pennsylvania Railroad dès son adolescence. Rapidement, il se distingue par son zèle dans l’investigation criminelle. En 1930, à seulement 38 ans, il est nommé premier commissaire du Bureau fédéral des stupéfiants sous la présidence d’Herbert Hoover. Anslinger hérite d’un pays où l’alcool a été récemment décriminalisé après la Prohibition, mais il voit dans les stupéfiants une nouvelle cible. C’est avec le soutien de son beau-père, Andrew Mellon, alors secrétaire au Trésor, qu’il est propulsé à la tête du bureau et se lance dans une campagne sans précédent contre la drogue.

Anslinger (au centre) discute du contrôle du cannabis avec le chef des narcotiques canadiens Charles Henry Ludovic Sharman et le secrétaire adjoint au Trésor Stephen B. Gibbons (1938).

La première cible d’Anslinger est le cannabis, une drogue peu courante à l’époque, mais largement consommée dans les communautés mexicaines et afro-américaines. Pour convaincre le public de la dangerosité de cette substance, Anslinger n’hésite pas à recourir à des discours xénophobes. Selon lui, le cannabis incitait les minorités à « oublier leur place » et les rendait dangereux pour les citoyens blancs. Pour illustrer ses dires, il raconte des histoires effrayantes, comme celle de Victor Licata, un jeune homme accusé d’avoir tué sa famille sous l’influence du cannabis. Bien que cette histoire ait été démentie par la suite (Licata souffrait de troubles mentaux graves), elle devient l’un des « dossiers sanglants » qu’Anslinger utilisait pour justifier sa croisade.

Anslinger a compris l’importance des médias dans sa campagne de désinformation. Avec le soutien de magnats de la presse comme William Randolph Hearst, il inonde le pays de titres sensationnalistes, associant le cannabis à des actes de violence. Ses campagnes atteignent un public large grâce à des publications et des films comme Reefer Madness, qui dépeignent la marijuana comme un fléau pour la jeunesse et un danger pour la société. Cette manipulation des médias permet à Anslinger d’amplifier la peur autour du cannabis et d’obtenir un soutien pour ses politiques répressives

RFK, procureur général des États-Unis, et C. Douglas Dillon, secrétaire au Trésor, lors d’une cérémonie de remise de prix au commissaire aux stupéfiants Harry Anslinger.

En 1937, Anslinger obtient une première victoire avec la loi de taxation de la marijuana (Marihuana Tax Act), une loi qui impose des restrictions sévères à la production, la vente et l’utilisation du cannabis. Cette législation, qui cible indirectement les communautés noires et mexicaines, permet aux autorités de multiplier les arrestations pour possession de cannabis. Le cannabis devient un prétexte pour contrôler et surveiller les minorités, en particulier les Afro-Américains et les Mexicains vivant dans les quartiers défavorisés.

Parmi les cibles d’Anslinger figurent les musiciens de jazz, qu’il considère comme des symboles de décadence et de rébellion. Billie Holiday, chanteuse noire et militante, est l’une de ses victimes. Après sa célèbre chanson Strange Fruit, qui dénonce les lynchages racistes, Anslinger lance une campagne contre elle. Il la surveille, l’arrête et la poursuit sans relâche, notamment pour sa consommation d’héroïne, symbolisant ainsi son acharnement contre ceux qui osent défier les normes sociales de l’époque. Holiday finira par mourir après des années de persécutions, marquant tragiquement l’impact destructeur des politiques d’Anslinger.

Holiday au Downbeat Jazz Club, New York, vers février 1947

Anslinger maintient une collection de récits de crimes violents qu’il attribue à la drogue, qu’il appelle ses « dossiers sanglants » (Gore Files). Dans ces récits, il affirme que des Afro-Américains et des Mexicains, sous l’emprise de la marijuana, deviennent violents et agressifs, parfois jusqu’à l’homicide. Bien que nombre de ces récits soient soit inventés, soit embellis, ils servent de base pour justifier des politiques de plus en plus répressives envers les minorités. Anslinger joue ainsi sur les préjugés de l’époque pour alimenter la peur et renforcer l’idée que les communautés noires et latinos constituent une menace pour la société américaine.

Certaines critiques suggèrent que la campagne anti-cannabis d’Anslinger servait également des intérêts économiques. Des groupes industriels, comme la société DuPont, auraient vu dans le chanvre une menace pour l’industrie émergente des fibres synthétiques, comme le nylon. Bien que la théorie ne soit pas prouvée, il est évident qu’Anslinger avait des alliés puissants dans l’industrie et la politique. En diabolisant le cannabis, il permet à ces industries de prospérer sans concurrence du chanvre, une fibre naturelle et économique.

Le maire de New York, Fiorello H. LaGuardia.

En 1944, le rapport LaGuardia, commandé par le maire de New York, conclut que le cannabis n’entraîne ni violence ni addiction. Ce rapport contredit directement les affirmations d’Anslinger, qui qualifie le rapport de « non scientifique » et refuse d’en tenir compte. Cette réaction montre la volonté d’Anslinger d’ignorer toute étude contredisant son discours, préférant s’appuyer sur des stéréotypes raciaux et des préjugés pour justifier ses politiques.

L’impact des politiques d’Anslinger dépasse de loin son mandat. Sa guerre contre la drogue a jeté les bases d’un système pénal où les minorités, en particulier les Afro-Américains et les Latinos, sont systématiquement criminalisées pour des infractions mineures liées aux drogues. Aujourd’hui encore, les communautés de couleur continuent de souffrir des effets de ces politiques, héritées de la croisade raciste d’Anslinger. Sa politique a non seulement alimenté les discriminations, mais aussi instauré une culture de la peur autour des drogues, façonnant durablement la perception publique.

Harry J. Anslinger est l’un des visages les plus sombres de la guerre contre la drogue. Son utilisation de la propagande et du racisme pour diaboliser les drogues, en particulier le cannabis, a eu des conséquences dévastatrices pour les communautés afro-américaines et latino-américaines. Son nom est associé à une période de persécution où la drogue n’était pas seulement un problème de santé publique, mais un outil de contrôle social et racial. Ses politiques ont laissé un héritage durable, où criminalisation et discrimination vont encore aujourd’hui de pair.

Notes et références

  • Krebs, Albin. « Harry J. Anslinger Dies at 83; Hard-Hitting Foe of Narcotics« . The New York Times. 18 novembre 1975.
  • Hari, JohannChasing the Scream: The First and Last Days of the War on Drugs. Bloomsbury Publishing, 2015.
  • McWilliams, John C.The Protectors: Harry J. Anslinger and the Federal Bureau of Narcotics, 1930-1962. University of Delaware Press, 1990.
  • Sloman, LarryReefer Madness: A History of Marijuana in America. Indianapolis: Bobbs–Merrill, 1979.